Le Théâtre des Osses, Anne Jenny le découvre d’abord comme spectatrice, durant ses années de collège: "Tout de suite, j’ai adoré leurs spectacles." Une époque où, en voyant passer leur fourgon, elle rêve de cette vie de saltimbanque. Elle s’en souviendra, plus tard, quand elle se mettra à son tour au volant du fameux Tube Citroën! Comme pour beaucoup, les cours du Conservatoire, que Gisèle Sallin a commencé à donner en 1984, serviront de déclencheurs. "J’avais envie de me lancer dans le théâtre. Nicolas Rossier était dans le même cas et Gisèle nous a préparés pour les concours d'entrée des écoles." La suite passera par Strasbourg pour Nicolas Rossier, par Genève pour Anne Jenny: après sa licence en histoire à l’Université de Fribourg, elle suit l’Ecole supérieure d’art dramatique (ESAD). Déception. "Je m’ennuyais beaucoup. A la sortie de l’école, j’ai fait trois spectacles au Théâtre de Carouge, mais ça ne me convenait pas. Il me manquait l’esprit de troupe."
C’est l’époque où le Théâtre des Osses prend son deuxième envol, dépose son projet de Centre dramatique auprès du canton. Anne Jenny entre dans l’aventure. En plus de son rôle dans Antigone, elle file un coup de main pour l’administration. Ce coup de main devient permanent avec l’installation à Givisiez et s’étend au bricolage: pour donner à cette ex-future chaufferie les contours d’un embryon de théâtre, il faut aussi s’improviser peintre, menuisier, maçon. "Manoillon", quoi. Dans ces locaux que l’on croyait provisoires, elle enchaîne les pièces: Les Femmes savantes, Le Bal des Poussettes, Phèdre, L’Ecoles des femmes. L’histoire est désormais connue: le public afflue, en redemande. Avec ces premiers succès, le travail en coulisses augmente. "Ça devenait difficile. En répétition, je pensais à l’administration et quand j’étais au bureau, je me disais : "Mon Dieu, je n’ai pas travaillé mon personnage!"".
Anne Jenny choisit de se consacrer au travail de l’ombre. Elle en ressortira pour l’épisode glorieux d’Eurocompatible, en 1996, qui devait marquer la fin des Osses par un éclat de rire et dont le succès a fini par sauver le théâtre. Avec la naissance de la fondation, un budget plus important peut être consacré à l’administration. Anne Jenny s’occupe alors de la diffusion des spectacles. C’est la période où les Osses prennent un essor supplémentaire, se professionnalisent, dans tous les secteurs. Anne revient à la scène en 2003, reprenant, dans Naïves hirondelles, le rôle auquel Véronique Mermoud doit renoncer pour raison de santé.
L’année suivante, elle répond aux désirs du public et crée Mondiocompatible. "Sara Nyikus a repris le dossier diffusion et relations avec la presse, j’ai pu me consacrer davantage au jeu", explique-t-elle. En 2008, elle fait encore partie de la distribution des Bas-fonds et de L’Orestie, une des œuvres les plus fortes présentées aux Osses ces dernières années.
Aujourd’hui, avec ce parcours de plus de vingt ans entre la scène et l’administration, Anne Jenny estime avoir "fait un peu le tour de la question. Dans les premiers temps, je travaillais un mois après l’autre. Ensuite, saison après saison Les années ont filé très vite et il y a bientôt vingt-cinq ans que je suis au Théâtre des Osses. J’ai décidé qu’Ecocompatible serait mon dernier spectacle. J’aimerais passer à autre chose. Je vais terminer mon travail ici en m’occupant des archives: les trier, les numériser, développer le site internet. "De quoi l’occuper un an ou deux, avant de tourner la page. "J’ai fait une merveilleuse croisière autour du monde avec le Théâtre des Osses. Ce projet est beaucoup lié à la notion de plaisir. Il y a toujours eu une alchimie incroyable faite de respect entre tous. Notre amitié n’a jamais court-circuité l’exigence professionnelle et je crois que cela contribue beaucoup à la qualité du travail et au succès." Au passage, Anne Jenny souligne une autre force des Osses: "Dès le départ, tout le monde a tiré à la même corde. L’idée était de porter ce projet, pas de défendre des carrières individuelles." Elle-même, après le triomphe d’Eurocompatible, n’a pas manqué de sollicitations, de propositions. Toutes refusées, au profit de cette aventure passionnante, aussi bien artistique qu’humaine. A l’évidence, sans le moindre soupçon de regret.
Au moment de jeter un œil il sur ces vingt ans à Givisiez, Anne Jenny n’oublie pas que tout ce travail, cette lutte, ont eu lieu pour le public, ont été possibles grâce à lui. "Les gens avaient tellement envie de ce théâtre. Ressentir cette attente, c’est extrêmement précieux." Et de conclure, comme pour résumer ces années en une phrase: "On a énormément ri".
Eric Bulliard, Givisiez, 20 ans après, Chroniques Théâtre des Osses Centre dramatique fribourgeois, volume 5, pp. 97-99